Entre l'abondance et la surveillance

Que signifie la numérisation pour vous en tant que futurologue ? 

C'est une chance énorme. Les machines représentent notre monde et le comprennent de mieux en mieux. Les premiers ordinateurs étaient aveugles et sourds, tandis que les machines d'aujourd'hui reconnaissent les visages, comprennent notre langage et savent se situer. Il en résulte une représentation numérique de notre monde, qui peut à son tour aider les gens à s'orienter dans la vie - je pense ici aux cartes routières ou aux outils de traduction en temps réel. Cette représentation numérique du monde est accessible à tout moment et de partout grâce à la mise en réseau. La numérisation transcende ainsi l'espace et le temps. D'un point de vue économique, il est intéressant de noter qu’elle permet également de surmonter les contraintes. Tout ce qui est numérique peut être copié à l'infini - à coût zéro. Cela ouvre la voie à un monde d'abondance dans de nombreux domaines. 

Dans quelle mesure cette abondance profite-t-elle à la société ? 

L'impression 3D en est un exemple concret : les plans de prothèses peuvent être partagés dans le monde entier et donc être produits sur place à un coût avantageux. Cette abondance remet en question la notion de prix, car un prix n'est que le reflet d'une rareté. Il est intéressant de noter qu'il existe déjà de nombreuses tentatives visant à restreindre cette abondance numérique par une pénurie artificielle, comme par exemple l'utilisation de NFT. 

Comment la numérisation a-t-elle déjà modifié votre environnement de travail ?

La numérisation me permet de faire du télétravail et donc de passer plus de temps avec ma famille. Je n'ai plus besoin de quitter la maison tôt le matin pour ne revenir que lorsque les enfants sont déjà au lit. Cependant, ce n'est pas la numérisation qui a permis de généraliser le télétravail, mais la pandémie. La technologie à elle seule ne décide pas de la manière dont on l'utilise. Il s'agit d'un processus social. 

Quel est un pronostic possible ? 

Il existe un risque de voir la numérisation renforcer le clivage entre les employés privilégiés et ceux qui le sont moins. Alors que les uns bénéficient d'outils créatifs et de la flexibilité du travail à domicile, les autres sont confrontés à une surveillance accrue et à une pression en termes de performance. Les livreurs sont évalués en fonction du temps de livraison nécessaire, sans tenir compte des retards causés par la circulation. De même, les collaborateurs des centres d'appel sont évalués par un logiciel qui mesure l'amabilité à l'aide de formules toutes faites, sans vraiment prendre en compte le contenu de leurs intéractions.

Quelles compétences seront particulièrement importantes à l'avenir en raison de la numérisation ? 

Si les machines répondent à un nombre croissant de questions, il devient de plus en plus important de poser les bonnes questions. Cela nécessite de l'auto-initiative, de la créativité et la capacité de formuler les questions correctement. Dans un environnement où les individus sont surveillés et "micromanagés" par des machines, il existe un risque que ce soient précisément ces mêmes compétences humaines qui se perdent et que l'on ne devienne qu'un exécutant de consignes données par des machines. 

La numérisation est-elle une surcharge collective ou une chance pour tous-tes ? 

Ce qui compte pour répondre à cette question, c'est l'image de l'homme que cela implique : croyons-nous que les hommes sont capables de gérer l'abondance et la liberté, ou partons-nous du principe que le contrôle et la surveillance sont nécessaires, car les individus ne peuvent être motivés que par des règles et des incitations financières ?